Gourde de compagnon tanneur et corroyeur, Nantes, 1855.
Faïence de grand feu. H. 21 cm, L. 19,5 cm, épaisseur 4,5 cm.
Inscriptions :

Sur la face : Béarnais la Tranquillité Compagnon du devoir Tanneur et Corroyeur reçu pour la Vie à Bordeaux le 29 8bre 1855
Au revers : le devoir à qui je consacre mes jours aux compagnons m'unit pour toujours. Initiales : A. P.
Provenance : vente aux enchères.
Don des Amis du musée d'Aquitaine en 2008.

Inv. 2008.7.1

 

Cette gourde annulaire de faïence blanche à décor polychrome, à quatre coulants, repose sur une base ovale. A l’intérieur d’un double cerne bleu, de part et d'autre de l'évidement et finement soulignés d’un trait noir, deux compagnons de trois-quarts face, debout sur un petit tertre sont vêtus du costume ajusté, à la mode au milieu du XIXe siècle. Ils portent la tenue d’apparat de leur corporation, un pantalon collant vert assorti au gilet, une redingote bleue, une courte cravate noire nouée autour du cou. Ils sont coiffés d’un chapeau haut de forme cylindrique très haut ceint de leurs couleurs, le bleu et le rouge, et tiennent une canne enrubannée.

Au-dessus sont mis à l’honneur les outils de leur métier. Ceux du tanneur qui nettoie la peau avant de la rendre imputrescible par le tannage avant les opérations de corroyage qui l'assouplissent, la lustrent et la nourrissent, la rendant ainsi prête à être utilisée : à gauche sont superposés une marguerite, un valeton, et un boutoir puis, au centre, une étire est placée au-dessus d’un fusil à affuter et enfin une lunette à parer est posée devant un couteau à écharner et un couteau à dérayer croisés.

 

La forme annulaire moulée de cette gourde, qu'ils partagent avec la corporation des boulangers (où elle évoque un pain en couronne), rappellerait la lunette, couteau rond, percé au milieu, tranchant sur toute sa circonférence, utilisée pour amincir et lustrer le cuir lors du parage et figurée sur la partie supérieure du récipient. Cette gourde, fragile, n'était pas utilisée sur le Tour de France où les compagnons portaient en bandoulière ou à la taille, des gourdes en matériau naturel, calebasse ou noix de coco décorées, outre en peau ; cette tradition disparaîtra avec l’apparition du chemin de fer au milieu du XIXe siècle. C’est un souvenir du Tour au terme duquel l’aspirant présente son chef-d’œuvre et se voit conférer le titre de compagnon lors d'une cérémonie initiatique. Elle est achetée ou offerte après la Réception du compagnon qui la garde précieusement avec tous les objets acquis dans les différentes villes visitées et en décore son logis. Dans d’autres confréries, la gourde est en forme de fer à cheval, de couronne ovale ou de coloquinte et certains compagnons préfèrent un dessin aquarellé de la conduite ou leur portrait, toujours accompagnés de leur nom.

 

L’inscription, tracée en anglaise presque droite, donne le nom du compagnon, la ville et la date de Réception, cérémonie qui coïncide toujours avec une fête religieuse carillonnée ou la fête patronale. Comme le mentionne Nicolas Adell-Gombert, selon la Règle des tanneurs-corroyeurs, rédigée au début du XIXe siècle, le candidat doit choisir son nom compagnonnique qui est porté sur l’acte de réception, écrit au cours du rite et signé par trois "compagnons servants", qui y apposent leur nom compagnonnique. Ce nom proclame une qualité particulière, placée après son nom de  pays et devient ainsi partie intégrante de son identité : Béarnais, la Tranquillité. Le compagnon peut désormais porter sa canne et ses couleurs, grands rubans de soie frappés de symboles, qu'il met selon un code bien précis quand il est en tenue d'apparat : les compagnons tanneurs et corroyeurs les portent au chapeau alors que d'autres corporations les portent à la boutonnière ou à la ceinture. La couleur des rubans a une signification : bleu pour la douceur et rouge pour le courage. L’inscription nous indique que le compagnon a été reçu à Bordeaux, le 29 octobre 1855, pour la fête de saint Simon, protecteur des tanneurs et corroyeurs.

Au revers de la gourde, deux palmes se déploient de part et d’autre de l’évidement. Elles sont liées par un ruban bleu, surmonté des initiales du compagnon, A.P., et portent des fleurs aux couleurs symboliques, rouges et bleues. Dans la partie supérieure, une devise professe son appartenance au compagnonnage : le devoir à qui je consacre mes jours aux compagnons m'unit pour toujours. Le terme Devoir désigne à la fois l’association des métiers à laquelle appartient le compagnon (compagnon du Devoir, compagnon du Devoir de Liberté), mais aussi l’ensemble des règlements, des traditions, des symboles et des rites qui la structurent. C’est le Devoir qui régit la vie. Le compagnonnage n’a pas seulement un but professionnel de formation à un métier avec un souci de perfection de l’ouvrage, c’est aussi une exigence morale, une véritable éthique. Il éduque et transmet des valeurs de franchise et d’honnêteté, de respect des autres, d’entraide et de loyauté. Ces valeurs communes et l’amour du travail constituent un lien indéfectible entre les compagnons.

 

Deux centres faïenciers fabriquaient des gourdes compagnonniques, Nantes et Bordeaux dont la production cependant fut assez courte, entre 1834 et 1845. Dans leur Essai sur les gourdes compagnonniques, Roger Lecotté et Georges Henri Rivière exposent les critères qui permettent de les différencier, au-delà des dates de production. L’étude de la gourde de Béarnais, la Tranquillité permet de mettre en évidence certaines caractéristiques :
faïence blanche avec un émail à l'aspect caractéristique, gras et luisant,
un large filet bleu entoure la couronne et barre les coulants,
les formes sont cernées d’un fin filet noir,
le dessin est précis et les silhouettes sont un peu stylisées,
le dessin des palmes à touches fines est celui du fleuri nantais,
les coloris dominants sont le vert, le bleu et le noir,
l’écriture anglaise noire est presque droite.

 

Tous ces éléments, réunis par R. Lecotté et G. H. Rivière,  permettent d’attribuer cette gourde à la faïencerie nantaise Derivas, dont le dessin particulier des palmes dit fleuri nantais, décore aussi leur production d’assiettes fleuries nantaises et de pots fleuris. La manufacture, dirigée par Théodore Derivas, a fabriqué des gourdes compagnonniques entre 1837 et 1858. Plusieurs exemplaires sont exposés au musée du Compagnonnage de Tours, à Nantes, au musée Dobrée, et un autre au château des Ducs de Bretagne. Au musée Carnavalet, la confrontation de deux gourdes présentées côte à côte, celle de Parisien va sans crainte (1850, Derivas) et celle de lorrain la vertu (1834, Bordeaux) permet de bien saisir la différence entre Nantes et Bordeaux dont la faïence est plus rustique, d’un blanc moins pur, avec des coloris particuliers de violet de manganèse et jaune orangé et des personnages figurés de face, plus massifs, debout sur des tertres d’où s’élancent de  grandes feuilles.

 

Cette gourde est un rare et précieux témoignage d’art populaire et prend place dans une petite série homogène de récipients annulaires, de mêmes dimensions, (à une seule exception, celle de Béarnais le Bien décidé, musée du Compagnonnage de Tours) et présentant une iconographie semblable dans les moindres détails et couleurs. Purement honorifique, elle est le signe de l’appartenance à une corporation et illustre une coutume propre à un métier aujourd’hui disparu, celui des tanneurs-corroyeurs, en reflétant l’image que les compagnons, au milieu du XIXe siècle, ont souhaité laisser d’eux-mêmes.

 

Photos © Mairie de Bordeaux, Lysiane Gauthier

 

C. B.

 


Bibliographie.

 

Adell-Gombert Nicolas, Des hommes de Devoir. Les Compagnons du Tour de France (XVIIIe-XXe siècle), Collection Ethnologie de la France, n° 30, Editions de la Maison des Sciences de l’homme, 2008.

 

L’Ame du vin chante dans les bouteilles, Musée d’Aquitaine, 28 juin-20 octobre 2009, Somogy Editions d’art/Musée d’Aquitaine, 2009.

 

Barret Pierre, Gurgaud Jean-Noël, Ils voyageaient la France. Vie et traditions des Compagnons du Tour de France au XIXe siècle, Hachette littérature, Paris, 1980.

 

Bastard Laurent, Images des Compagnons du Tour de France, Editions Jean-Cyrille Godefroy, Paris, 2010.

 

Le Compagnonnage, chemin de l’excellence, Musée des Arts et Traditions populaires, 16 novembre 1995-6 mai 1996, Paris, 1995.

 

Dalbanne Claude, "Faïences populaires à emblèmes et devises de Lyon et de sa région" in Artisans et paysans de France, recueil d’études d’art populaire, première année, 1946, Editions F.-X Le Roux, Strasbourg-Paris, 1946 (p. 119-137).

 

Faïences et poteries : faïences et poteries de Nantes et sa région, Musée d’art populaire régional, Château des Ducs de Bretagne, Nantes, 1982.

 

Julia de Fontelle, Jean Simon Etienne, Manuel du Tanneur, du Corroyeur, de l’hongroyeur et du boyauteur, librairie encyclopédique du Roret, Paris, 1833.

 

Lecotté Roger, "Essai pour une iconographie compagnonnique, champs de conduite et souvenirs compagnonniques du Tour de France" in Artisans et paysans de France, Editions F.-X Le Roux, Strasbourg-Paris, 1948.

 

Lecotté Roger, Rivière Georges Henri, "Essai sur les gourdes compagnonniques", in  Arts et traditions populaires, n° 3, revue de la Société d'ethnographie française, Musée National des Arts et Traditions populaires, Presses Universitaires de France, Paris, 1953 (p.193-212).

 

Lesur Adrien, Tardy, Les poteries et les faïences françaises, 2 vol., Tardy, Paris, 1957.

 

Paris et les Compagnons du Tour de France, Musée des Arts et Traditions populaires, 21 décembre 1951-28 avril 1952, Paris, 1951.

 

Perdiguier Agricol, Le Livre du Compagnonnage, 2 vol., 1re édition 1839, 3me édition chez Perdiguier éditeur, Paris, 1857.

 

Seymour John, Métiers oubliés, Editions du Chêne, Paris, 1990.