© mairie de Bordeaux, Lysiane Gauthier
© mairie de Bordeaux, Lysiane Gauthier

Edmond-Ernest Chrétien (1882-1945), Dans le Sillon, 1924

Bronze
H. 60 cm x L. 45 cm x Pr. 46 cm
Inscription : Dans le Sillon par Edmond Chrétien 1924
Cachet du fondeur : CIRE PERDUE LEBLANC-BARBEDIENNE & FILS A PARIS
Provenance : acheté en 2015 à la Galerie Mably, Bordeaux
Don des amis du musée d’Aquitaine en 2015

Inv. 2016.2.1

 

Edmond-Ernest Chrétien est né le 19 janvier 1882 à Paris, passage Tulac, dans le 15ème. Son père Eugène-Ernest (1840-1909), sculpteur, a débuté au Salon en 1868 et y expose régulièrement jusqu’à sa mort des bustes, des allégories et des scènes inspirées de la vie quotidienne. Si son talent est reconnu et ses œuvres achetées par l’Etat, les dernières années de sa vie sont marquées par la maladie et des difficultés financières qui le contraignent à demander un secours à la Société des Artistes Français. C’est dans son atelier que se forme Edmond qui expose pour la première fois l’année suivant la mort de son père, au Salon de 1910, un Buste de mon père en terre cuite (n° 3420). Elève à l’Ecole des Arts Décoratifs puis à l’Ecole des Beaux-Arts, il suit les cours de Jean-Antonin Injalbert (1845-1933) et d’Emmanuel Hannaux (1855-1934). A deux reprises, les livrets du Salon des Artistes Français (1912 et 1923) le mentionnent comme élève de Gabriel-Jules Thomas (1824-1905) et ceux de la Société des Amis des Arts de Bordeaux comme élève de Thomas Herman (1923) ou de Thomas (1925).

Admis à la Société des Artistes Français en 1912 (n° 1484) et sociétaire perpétuel à partir de 1922, il expose cependant peu au Salon. En 1911, il présente une statuette de Jeune danseuse en terre-cuite (n° 3223) et en 1912, une statuette de marbre, Flore (n° 3387).
Mobilisé du 18 décembre 1914 au 20 octobre 1918, il reçoit une allocation de guerre, probablement comme soutien de famille, sa mère étant restée démunie après son veuvage. Il se marie à Bordeaux (le 10 mars 1915) avec Marie-Thérèse Lepollart.

Après la guerre, à l’exposition organisée au profit des Mutilés de la face (12 avril-1er juin 1919) de Bordeaux, il présente une Tête de faune en marbre, qui est achetée par le musée des Beaux-Arts (Bx E 1373). Dès 1920, il expose régulièrement au Salon de la Société des Amis des Arts de Bordeaux (1920, 1923, 1925, 1926, 1929, 1935, 1936, 1937). Il reprend ses envois à Paris, au Salon des Artistes Français, entre 1922 et 1924, date de sa dernière participation. En 1922, il reçoit la Mention Honorable pour un ensemble d’oeuvres : Le Poilu victorieux en bronze, pour le monument commémoratif de Saint-Savin de Blaye (n° 3148), le plâtre Debout les morts, pour le monument commémoratif de Saint-Sever-sur-Adour dans les Landes (n° 3149) et le plâtre La France victorieuse pour le monument commémoratif de la Gironde (n° 3150). En 1923, il expose un bronze à la cire perdue, Monseigneur Cézérac, archevêque d’Albi (n° 3064) et le plâtre du monument commémoratif de la ville de Lesparre (n° 3065).

L’adresse mentionnée sur les livrets est toujours le 52, avenue du Maine dans le 15ème. Mais il est déjà installé à Bordeaux, habitant tout d’abord au 138, rue du Palais Gallien puis au numéro 154 et son activité est concentrée dans le Sud-Ouest. Si La France victorieuse domine le monument aux morts de Villejuif, il s’agit du modèle présenté au Salon de 1922, qui décorera aussi les monuments de Saint-André-de-Cubzac et de Lesparre.
Bien que sa production reste variée (Sacré-Coeur couronnant Saint-Ferdinand d’Arcachon, 1927, nombreux bustes …), il se spécialise dans la réalisation de sculptures destinées aux monuments aux morts. Dans ce grand mouvement de commémoration qui naît au lendemain de l’armistice, la plupart des communes, ayant été touchées par l’hécatombe, érigent des monuments pour rendre hommage au sacrifice de leurs enfants morts pour la France. Cela donnera lieu à une véritable industrie avec des productions inégales en fonction du budget disponible. Si de nombreux monuments de médiocre qualité réutilisent de façon répétitive quelques sujets privilégiés, d’autres sont des créations uniques.
Edmond Chrétien présente ainsi le bronze Le Poilu victorieux au Salon des Artistes Français de 1922 (n° 3148) ; destiné au monument de Saint-Savin-de-Blaye, il décore aussi les monuments d’Eysines, de Vertheuil, Préchac, Preignac, Grignols ou Pontonx-sur-l’Adour (Landes). Mais il a également une production originale d’une grande intensité. La figure de douleur de Campan (1926, Hautes-Pyrénées), femme au visage presque invisible, enveloppée dans sa grande cape de deuil, les mains jointes, est un poignant hommage à tous les morts de la vallée. Cette force évocatrice est déjà présente dans Dans le Sillon, qu’il présente au Salon de la Société des Amis des Arts de Bordeaux de 1925 (n° 642, au prix de 2.300 francs).

Mort à Bordeaux le 21 janvier 1945, Edmond Chrétien sera considéré comme un artiste bordelais. Ainsi, en 1947, les œuvres prêtées par sa veuve figurent à la rétrospective des Maitres bordelais contemporains organisée par L’Atelier.

Un paysan, les manches retroussées, a suspendu son labeur. Il s’est immobilisé, a retiré son chapeau qu’il tient contre sa cuisse et, le visage baissé, absent au monde, laisse apparaître une émotion profonde. Il a lâché sa charrue, qui gît au sol enfoncée dans la glaise. Il se recueille devant le corps de ce soldat anonyme, englouti par la terre à l’endroit où il mourut et qu’il vient de découvrir en traçant son sillon. A ses pieds, sous le casque d’acier, apparaît l’ébauche d’un visage.

© C. Bonte
© C. Bonte

Sa chemise au col entrouvert, glissée dans un large pantalon aux plis profonds, les sabots, le chapeau fermement serré, tous ces volumes sont simplifiés, animés par des touches qui font vibrer la surface. Le rendu lisse du large front contraste avec les cheveux à peine dessinés. Son visage marqué aux yeux profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière saillante, les lèvres serrées, est empreint de gravité et traduit l’émotion contenue. Edmond Chrétien qui suivit les cours du sculpteur et médailleur Emmanuel Hannaux, saisit avec acuité et sensibilité la vérité psychologique.

© C. Bonte                                                                                               © C. Bonte

A ses pieds, la terre lourde est comme une ébauche encore marquée du geste du modeleur, inachevée. La lumière joue sur les aspérités, créant des ombres et des reflets qui mettent en valeur la surface lisse et brillante du casque d’acier. Traité avec un souci d’exactitude, ce casque Adrian qui équipa l’armée française dès l’été 1915, est nettement identifiable avec sa coque à cimier et ses visières.

L’attitude est d’une grande justesse. L’inclinaison de la tête, les épaules tombantes, la main gauche entrouverte, le poids du souvenir d’une tragédie si récente, semble lourd à porter. Cet homme d’âge mûr, s’il n’a combattu lui-même, a vécu la douleur de la mort d’un proche et connu la détresse des familles qui n’ont pas vu revenir un père, un frère ou un fils.

La composition équilibrée n’est pas frontale mais faite pour être vue sous différents angles. Elle invite le spectateur à tourner autour de l’objet pour en découvrir tous les aspects. Le mouvement du buste, l’ouverture de la jambe, la saillie des mancherons et du versoir de la charrue, la protubérance du casque ouvrent l’espace en créant de nombreux axes de vision. La sculpture vit dans l’espace.
La masse compacte du monticule de terre est un véritable piédestal qui donne force et dignité à la figure du laboureur. Il atteint ainsi une monumentalité et une puissance qui, malgré la différence d’échelle, font penser à la femme endeuillée qu’il créera peu après pour le monument aux morts de Campan ; ils traduisent le même sentiment de solitude. Solitude face à la mort et solitude dans la mort pour ce soldat, probablement enseveli lors d’un bombardement et auquel sa famille n’a pu donner de sépulture. La représentation devient symbole du drame humain.

Si les poilus victorieux sont nombreux dans son œuvre, Edmond Chrétien avait déjà représenté un soldat agonisant aux pieds de la France victorieuse sur le monument de Lesparre-Médoc (Salon de 1923). Sur la stèle du monument commémoratif d’Arbanats, commandée à la fin l’année 1923, c’est une vielle femme, agenouillée devant une croix supportant un casque et une couronne de laurier dans un cimetière militaire. Son visage aux yeux clos exprime avec pudeur son immense douleur.

Ce laboureur est dans la lignée du naturalisme de Jules Dalou (1838-1902). Fasciné par la réalité, croquant les gestes et les outils sur le vif, Dalou avait eu à la fin de sa vie le projet d’un Monument aux ouvriers (1889-1902), jamais réalisé, ainsi qu’un second, peut-être suite du premier, à la gloire du monde paysan et pour lequel il créa l’image du paysan noble et fier, le Grand Paysan (plâtre, Petit Palais et bronze, Orsay). Le Petit Palais et le musée d’Orsay possèdent de nombreuses figures préparatoires qui, éditées par la maison Susse, furent très appréciées. D’autres sculpteurs, tels Ernest Wittmann (1846-1921), Alfred Boucher (1850-1934) ou Anatole Guillot (1865-1911) puisèrent aussi leur inspiration dans des sujets familiers et quotidiens. Ces statuettes d’hommes et de femmes au travail, saisis avec un sens très développé de l’expression pour rendre toute la dureté de leur vie, connurent un grand succès d’édition.

Ce bronze fait également écho à certains monuments aux morts de Félix Desruelles (1865-1943). A Commentry, il sculpte dans la pierre un paysan recueilli, appuyé sur sa faux, devant la tombe d’un soldat qu’il vient de découvrir au milieu des blés mûrs et à Suippes c’est une jeune paysanne champenoise, seule dans un champ de blé, qui dépose une gerbe de blé sur la tombe de son fiancé rappelant la jeune femme de Terre de France de Maxime Real del Sarte (1888-1954) à Saint-Jean-de-Luz. Mais dans ces oeuvres, les tombes au milieu des blés mûrs rappellent que c’est grâce au sacrifice des soldats que la vie et l’abondance sont revenues. Edmond Chrétien montre le laboureur découvrant un corps sans sépulture et intensifie encore l’émotion et le caractère dramatique.

© C. Bonte                                                                                                                                         © C. Bonte

L’inscription  « Dans le Sillon par Edmond Chrétien 1924 » ainsi que le cachet du fondeur « Leblanc-Barbedienne & Fils à Paris » et l’indication de la technique à la cire perdue sont profondément marqués dans le bronze et bien lisibles. Le bronze, tirage unique à la cire perdue, est fondu par la maison Barbedienne. Son fondateur, Ferdinand Barbedienne (1810-1892), sans enfants, s’associa avec son neveu Gustave Leblanc (1849-1945), et en fit son successeur en souhaitant qu’il conserve la raison sociale « F. Barbedienne ». Dès 1893, un décret présidentiel autorise Gustave à accoler les deux noms mais il garde la marque « F. Barbedienne » tout en utilisant aussi quelque fois sa propre signature « Leblanc-Barbedienne Fondeur Paris ». L’entreprise connaît toujours un grand succès, travaille avec les plus grands sculpteurs dont Rodin et, après guerre, réalise de très nombreux monuments commémoratifs. Gustave associe son fils Jules à l’entreprise en 1911 mais il faut attendre 1921 pour qu’une nouvelle société soit créée, « Leblanc-Barbedienne & Fils » Les ateliers, uniquement destinés à la production de bronzes à la cire perdue, sont installés Cité Canrobert (détruite, située au niveau de l’actuelle rue de Cambronne Paris 15ème). Les œuvres à la cire perdue comme Dans le Sillon, sont marquées « Leblanc-Barbedienne & Fils» alors que les fontes au sable portent le cachet « Barbedienne ».

Quelle est la destination de cette œuvre ? Ce sujet, rare pour un petit bronze, est-il lié à une commande de monument public ou d’anciens combattants ? A-t-il été conçu uniquement comme un objet décoratif ? Présenté au Salon de la Société des Amis de Arts en 1925, il semble qu’il ait toujours appartenu à des familles de la région avant son acquisition par la Société des amis du musée d’Aquitaine pour les nouvelles salles du XXème siècle du musée.

C.B.

Liste non exhaustive des monuments aux morts auxquels a travaillé Edmond Chrétien :

Arcagnats, Begadan, Blanquefort, Bommes, Budos, Eysines, Grignols, Lesparre-Médoc, Lormont, Ludon-Médoc, Macau, Omet, Préchac, Preignac, Saint-Savin-de-Blaye, Saint-André-de-Cubzac, Saint-Sulpice-et-Cameyrac, Teuillac, Vertheuil (Gironde), La Roche-Chalais, Naujac-sur-mer, Vainxains (Dordogne), Pontonx-sur-l'Adour, Saint-Sever-sur-Adour (Landes), Campan (Hautes-Pyrénées), Villejuif (Val-de-Marne)

Bibliographie

Becker Annette. Les Monuments aux Morts - Mémoire de la Grande Guerre. Paris : Errance, 1991.

Bénézit Emmanuel, Dictionnaire critique et documentaire des peintres, sculpteurs et graveurs, t. 3, Gründ, Paris, 1999, p. 615.

Choubard Alain, L’histoire des 500 plus beaux monuments aux morts de France, collection Les 500 plus beaux, Clermont-Ferrand, Editions Christine Bonneton (Villejuif : p. 84, 239)

Coustet Robert et Lasserre Jean-Claude, "Monuments aux morts" in Bordeaux et l’Aquitaine 1920-1940 Urbanisme et architecture, Paris, Editions Regirex-France,1988, p. 261-266.

Dussol Dominique, Art et bourgeoisie. La société des Amis des Arts de Bordeaux (1851-1939), Le Festin, Atelier de C.E.R.C.A.M, 1997.

Ferlier Ophélie, "De poilus en pleureuses", in Le Festin n°84, janvier-mars 2013, p. 38 à 43

Henrich Méline, La sculpture monumentale publique en Gironde, 1800-1945, maîtrise d’histoire de l’art, Université de Bordeaux III, sous la direction de Mme Claire Barbillon

Kjellberg Pierre, Les Bronzes du XIXe siècle, dictionnaire des sculpteurs, Les éditions de l'Amateur, 2005.

Lebon Élisabeth, Dictionnaire des fondeurs de Bronzes d'Art, France 1890-1950, Marjon éditions, Perth (Australie), 2003.

Lebon Elisabeth, Le fondeur et le sculpteur, Paris, Ophrys, 2011.

Lobera André, Architecture, topographie, symbolisme du monument aux morts 1914-1918 à travers la Gironde, Université Bordeaux III, 1986.

Le patrimoine des communes de Gironde, tome 2, coll Le Patrimoine des Communes de la France, Paris, Editions Flohic, p.1037 pour Vertheuil

Monuments de mémoire : monuments aux morts de la Grande Guerre, Ministère de la Défense, Secrétariat d'Etat aux Anciens Combattants et Victimes de guerre, Paris : MPCIH / La documentation française, 1991

Prost Antoine, "Les monuments aux morts. Culte républicain ? Culte civique ? Culte patriotique ?", in Nora Pierre (sous la direction de), Les Lieux de mémoire. I. La République, Éditions Gallimard, 1984

Regourd Florence, "La mort célébrée. Typologie des monuments aux morts de la guerre 1914-1918 en Vendée ", 303, n°11, 1986, pp. 64-78