Assiette maçonnique La Française de l’Unité

 

Faïence

 

Diamètre 26 cm

 

Bordeaux, fin du XVIIIe s

 

Provenance : Philippe Hournau, 6 rue Notre-Dame, Bordeaux

 

Don des Amis du musée d’Aquitaine en 2018

 

Inv. C.E. 31806

 

Cette assiette de faïence d’un blanc grisâtre, à bord festonné, est décorée d’un motif ocre et manganèse au centre du bassin. Une équerre ouverte vers le haut est placée sur un compas aux pointes tournées vers le bas. A l’intérieur de l’espace losangique ainsi délimité, une inscription en lettres majuscules d’imprimerie tracées en noir, L D L U triponctuées.

 

Ces deux instruments emblématiques de la franc-maçonnerie, le compas et l’équerre, sont croisés. Le compas, outil mobile, actif, représente le mouvement et donc le temps dans la recherche de la vérité, il symbolise l’esprit. L’équerre, fixe, passive, figure l’espace, la droiture des pensées et des actions, elle incarne la matière. 

 

 

© mairie de Bordeaux Anaïs Sibelait

Ici, l’équerre est placée sur le compas, signifiant que la matière domine l’esprit. Cependant le compas est ouvert à 45°, la domination de l’esprit n’est donc que très relative. Ses pointes dirigées vers le bas avec l’équerre ouverte vers le haut, rappellent que le maçon ne doit pas se comporter comme un pur esprit mais mettre en application ce qu’il apprend. Cette position symbolise un degré moral et correspond au grade d’Apprenti. L’équerre indique que l’on ne peut demander au néophyte que sincérité et confiance, conséquence de la droiture et de la rectitude. On signifie ainsi à l’Apprenti qu’il œuvre sur la matière. Il est la pierre brute qu’il doit dégrossir et polir pour qu’elle trouve sa place dans la construction de l’édifice. Au grade de compagnon, les outils sont entrecroisés puis au grade de Maître, l’équerre se trouve sous le compas.

    

 


                   

 

 

 

 

Cette symbolique se retrouve lors de l’ouverture des Travaux qui se font généralement au grade d’Apprenti. Le Vénérable Maître ouvre sur l’autel le volume de la Loi Sacrée, la Bible, au prologue de l’évangile de Saint Jean et y pose l’équerre sur le compas ouvert à 45°.

 

Au centre de cette allégorie aux symboles indissociables, l’esprit qui conçoit et la main qui fabrique, les lettres L D L U triponctuées sont les initiales de la loge bordelaise la Française de l’Unité.

 

Le seul document connu mentionnant La Française de l’Unité (ci-devant Française d’Aquitaine) est un Certificat d’affiliation délivré en 1794 au frère Jean-François Vidal (m. de la Grande Loge de France, inv. MAB 2640-87).

 

Johel Coutura en a retracé l’historique1. La Française est fille de l’Anglaise, première loge bordelaise créée par des francs-maçons anglais en 1732. Constituée le 29 août 1740, elle était à l’origine une loge de négociants avant de devenir en 1775, une loge de parlementaires. En 1785, une scission en son sein donnera naissance à la R.L. Française d’Aquitaine, allusion à son adresse Porte d’Aquitaine (act. place de la Victoire). Constituée par le Grand Orient de France le 11 août 1785 pour prendre rang le 30 juin 1781, elle devint en 1793 La Française de l’Unité. Contrainte de suspendre ses travaux en 1794 pour les rouvrir en 1797, elle ne reprit son nom originel qu’en 1800. Aujourd’hui encore, unie à La Française Elue Ecossaise et l’Amitié Réunies et aux Neuf Sœurs, elle existe sous le nom de La Française et les Neuf Sœurs Réunies avec pour rang d’antériorité au 29 août 1740, date fondatrice de La Française.

 

La vaisselle est utilisée lors de l’agape qui suit la séance de travail ou Tenue, selon un rituel qui n’a que peu varié avec le temps. Jusqu’à la fin du XVIIIe, les francs-maçons se rendent en procession derrière la bannière dans la salle de banquet ou salle humide ornée de motifs maçonniques. Au centre, sur une table en U reproduisant la forme du Temple, les couverts sont disposés en forme de compas sur les assiettes ; les verres et les bouteilles sont alignés sur une bande de tissu. Les places sont distribuées comme en loge et ce sont des « frères servants », employés par la loge, qui font le service. Cette pratique disparaîtra au XIXe lorsque, par mesure d’économie, les Apprentis les remplaceront. Tout se déroule selon un rituel très précis dont le vocabulaire est emprunté aux loges militaires. Selon le principe d’égalité et de fraternité, ces repas se tiennent au grade d’Apprenti pour que tous y soient admis. Sous l’Ancien-Régime, ces banquets furent certainement les premières occasions où tous les ordres de la société se côtoyaient et échangeaient librement. Avant de passer à table, les maçons enlevaient tablier et sautoir portés pendant la Tenue, gommant ainsi les différences hiérarchiques. Les Apprentis pouvaient y prendre la parole alors qu’ils n’étaient pas autorisés à le faire durant leur initiation, pendant les séances de travail. Ces repas donnent naissance à un véritable art de la table maçonnique et à la création d’objets du quotidien, carafes, pots, théière… Dans l’abondante production des services de table de loge, celui de La Française de l’Unité se distingue par sa sobriété bien en accord avec l’idéal de simplicité de l’époque révolutionnaire. En effet, ce service a été commandé entre 1792, date à laquelle La Française d’Aquitaine est devenue Française de l’Unité ci-devant d’Aquitaine et 1794, lorsque sa suspension l’oblige à interrompre ses travaux jusqu’en 1797. Selon Jean-Claude Momal, « le parfum jacobin du titre distinctif substitué » permet de proposer une datation peu après cette substitution, en 17932. Cette commande témoigne de la grande activité de la loge pendant la Révolution. Elle se fit d’ailleurs remarquer pour avoir décidé que « tous les bons citoyens, sans égard à leur religion, à leur profession ou à leur couleur seraient initiables », autorisant ainsi les juifs à devenir maçons3.

 

Cette assiette robuste à la terre épaisse et dense, bien dans la tradition d’Hustin, recouverte d’un émail un peu grisâtre et irrégulier, au décor à la douce polychromie ocre et violet manganèse, est caractéristique des faïences bordelaises du XVIIIe. Jean-Claude Momal propose de l’attribuer à la Fabrique Boyer4, créée par Charles-Antoine Boyer dans le faubourg Saint-Seurin dès 1765, peu après l’expiration du privilège accordé à son ancien employeur, Jacques Hustin. Dans les années 1790, elle était dirigée par son fils Jean-Baptiste qui en assura la direction de 1786 jusqu’à sa mort en 1827.

 

Une dizaine d’assiettes de ce service ainsi que quelques pièces (plat, tasse et soucoupe) sont actuellement répertoriées. A l’exception d’une assiette de forme légèrement différente, appartenant à la Grande Loge nationale française et présentée au musée du Grand Orient de France, les autres assiettes, à bord festonné, appartiennent à des collections particulières. Une soucoupe en faïence provenant du même service est déjà conservée dans les collections du musée d’Aquitaine (Inv. D.80.2.194). Cette assiette est un précieux témoignage de la production d’une manufacture bordelaise sous la Révolution et de celle peut-être moins connue des services de loge.

 

© mairie de Bordeaux. Anaïs Sibelait